Cette question m’a traversé l’esprit une fois ou deux.

Hier, j’ai parcouru une douzaine de kilomètres à pied, du quartier de Paharganj, jusqu’au Red Fort, en passant par la mosquée Jama Masjid et son immense marché où se côtoient étals aux mille couleurs sur lesquels se vendent absolument tout ce qu’il est possible de vendre. Je me suis perdu dans un dédale de ruelles humides où chaque pas est calculé, plongé au cœur de voies si étroites qu’elles seraient piétonnes dans n’importe quelle ville de l’occident.

Ici, tous les sens sont agressés, accablés, plaqués au sol sans sommation. L’encens sature l’air, son odeur se mêle à celles des graisses de cuisson, des épices, de la fumée des moteurs, des déjections animales et de l’urine des hommes. Le sol est couvert des détritus que les rares poubelles ne peuvent contenir.

34 degrés, mon t-shirt peine à absorber ma sueur, mes pas sont lents. Tout, autour de moi, vibre pourtant à pleine vitesse. Les voitures, les motos, les auto-rickshaw, se frayent des chemins dans chaque millimètre carré d’une rue partagée avec les piétons. Les klaxons, incessants, ne couvrent pas le vrombissement des moteurs ni les cris des marchands. Ici, on ne se promène pas. Ici, le mot flâner n’existe pas.

Partout, la misère s’affiche sans honte. Rien ne lui permet de se cacher. L’hypocrisie occidentale lui fiche un joli costume sur le dos pour ne pas qu’on la voit, ici, elle est simplement là. Elle ne demande rien, elle n’espère rien, elle s’étale au sol, dans chaque recoin, chaque ruelle, sous chaque pont. Ne pas avoir d’argent est un drame absolu dans cette société qui érige la monnaie comme l’unité de mesure de la valeur des gens.

La misère est un drame qui dépouille l’humain de son humanité. La pauvreté, elle, n’efface pas les sourires. J’ai reçu tellement de sourires. Le sourire généreux, immédiat, incontrôlé, qui n’attend rien d’autre qu’un sourire en retour. Qui dit simplement oui à la vie, à la différence, à l’amour des Hommes et de cette vie que personne n’a choisi.

Pourquoi suis-je en train de m’infliger ça ?

Je ne m’inflige rien. Je partage la vie d’autres humains. Ceux-là sont nés ici, moi là-bas… et puis quoi ? Les frontières, les drapeaux, ne sont-ils pas que des croyances que l’on accepte tous comme des réalités absolues alors qu’en fait, tout ça n’existe pas. La terre, bien avant qu’on ne se l’approprie avait-elle délimité des territoires ? Étrange comme on semble prêt à lever le poing pour défendre une patrie aux côtés d’un voisin que l’on ne supporte plus, plutôt que d’imaginer aider celui que le vocabulaire a décidé d’appeler : étranger.

Ici, l’étranger, c’est moi. Découvrir L’Inde et ses modes de vie est un exercice d’hygiène intellectuelle et d’hygiène du cœur. Ce n’est que le début du voyage, mais comme à chaque voyage, l’imprégnation est immédiate. C’est douloureux et tellement beau à la fois. Tout le paradoxe de cette vie qui n’offre de sens que lorsqu’on accepte qu’elle n’en a pas. S’attarder sur la beauté. Laisser la douleur passer en nous et lentement s’évaporer. La vie quoi !